La féminisation des noms de métiers et de fonctions

La féminisation des noms de métiers et de fonctions
 
I – Le contexte  
La féminisation des noms de métiers, de fonctions et des titres soulève diverses questions en raison du décalage que l’on observe entre les réalités sociales et leur traduction dans le langage, et les tentatives visant à la réduction de cet écart.
En ce début de XXIe siècle, tous les pays du monde, et en particulier la France et les autres pays entièrement ou en partie de langue française, connaissent une évolution rapide et générale de la place qu’occupent les femmes dans la société, de la carrière professionnelle qui s’ouvre à elles, des métiers et des fonctions auxquels elles accèdent sans que l’appellation correspondant à leur activité et à leur rôle réponde pleinement à cette situation nouvelle. Il en résulte une attente de la part d’un nombre croissant de femmes, qui souhaitent voir nommer au féminin la profession ou la charge qu’elles exercent, et qui aspirent à voir combler ce qu’elles ressentent comme une lacune de la langue.
Notre pays traverse à cet égard depuis une dizaine d’années une période de transition, marquée par une évolution sociale qui se déroule sous nos yeux et par de multiples tentatives de modification des usages qui restent hésitantes et incertaines, sans qu’une tendance générale se dégage et que des règles, même implicites, parviennent à s’imposer.
La situation d’ensemble est difficile à saisir.
Tout d’abord, il n’existe pas de relevé probant des usages. Les documents mis à la disposition de l’Académie grâce au concours de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (D.G.L.F.L.F.) font apparaître l’étroitesse du corpus disponible1 et l’immensité de la recherche qu’il faudrait entreprendre pour disposer d’une recension exhaustive des usages, en pleine mutation. Ces mêmes données font d’autre part apparaître la multiplicité des formes possibles de féminisation et le grand flottement que l’on constate entre les usages existants : maintien de la forme au masculin avec l’article masculin, ajout de l’article féminin à un substantif masculin, concurrence entre les diverses formes féminisées et, par ailleurs, variation des accords de genre entre le substantif féminisé ou non et les verbes, pronoms, adjectifs le concernant dans la suite de la phrase.
Il faut ajouter qu’aucune réponse explicite n’est apportée aux questions qui précèdent dans les dictionnaires d’usage et les répertoires spécialisés. Cela est également vrai du Dictionnaire de l’Académie française, qui n’a pas pour vocation de recenser la pluralité des usages en train de naître ou de se former, mais de dire le « bon usage » dès lors qu’il est établi et consacré. Il est toutefois possible que, lorsque la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie sera achevée et entièrement mise en ligne, des révisions puissent être apportées pour intégrer des évolutions confirmées.
1 Ce corpus comprend les collections du dépôt légal de la B.N.F., les textes mis en ligne quotidiennement depuis 2010 sur une centaine de sites d’actualités ou sur ceux de divers organes de la presse francophone, tant générale que spécialisée, les contenus disponibles sur les sites des services du Premier ministre, tels que ceux du Journal officiel et de Légifrance, les sites des assemblées parlementaires et de divers ministères, en particulier le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ; des dictionnaires en ligne ont été également consultés.
 
II – La méthode  
L’Académie française, à plusieurs occasions, a évoqué la question de la féminisation des noms de métiers et de fonctions en séance plénière. Elle a décidé de confier à une commission l’étude de l’évolution de l’usage et des problèmes qui réfèrent à ce sujet, et a chargé celle-ci de lui soumettre des propositions.
Animée par M. Gabriel de Broglie et composé de Mme Danièle Sallenave, sir Michael Edwards et Mme Dominique Bona, la commission s’est réunie neuf fois. Elle rend compte ci-après de ses travaux à l’Académie.
Les membres de la commission remercient M. Robert Martin, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et M. Olivier Soutet, membre correspondant de cette Académie, tous deux linguistes et lexicologues, spécialistes de la grammaire historique du français, pour le concours qu’ils ont accepté de leur prêter et l’éclairage qu’ils ont apporté sur un certain nombre de notions complexes.
Si, dans un premier temps, des femmes se sont accommodées des appellations masculines, c’est parce qu’elles avaient à cœur de marquer, dans la dénomination de leur métier, l’égalité de compétence et de mérite avec les hommes qui avait permis ce qu’elles regardaient comme une conquête ; ce constat est de moins en moins vrai, les nouvelles générations donnant souvent la préférence aux appellations qui font droit à la différence.
La commission a estimé qu’elle devait s’abstenir de toute position dogmatique et adopter au contraire une attitude pragmatique en matière de féminisation des noms de métiers et de fonctions dans la langue française d’aujourd’hui. Elle a d’autre part constaté que l’objet même de sa mission était de se pencher sur la féminisation des noms de personnes et excluait par conséquent toute velléité de remettre en cause les règles générales de fonctionnement de la langue française. Enfin, la commission a considéré que l’appréciation qui lui était demandée sur les appellations féminines des métiers et fonctions n’était pas conditionnée par des données chiffrées exhaustives des usages actuels en la matière, mais devait répondre aux besoins linguistiques et aux attentes résultant des évolutions récentes de la société.
En s’efforçant ainsi d’étudier quelles évolutions pratiques il serait souhaitable de recommander, mais aussi à quelles difficultés linguistiques la démarche peut se heurter, la commission s’est conformée aux méthodes éprouvées à l’Académie, qui a toujours fondé ses recommandations sur le « bon usage » dont elle est la gardienne, ce qui implique, non pas d’avaliser tous les usages, ni de les retarder ou de les devancer, ni de chercher à les imposer, mais de dégager ceux qui attestent une formation correcte et sont durablement établis.
 
III- Les noms de métiers  
Si la féminisation des noms de fonctions, de titres et de grades fait apparaître des contraintes internes à la langue française qu’il n’est pas possible d’ignorer, il n’existe aucun obstacle de principe à la féminisation des noms de métiers et de professions. Celle-ci relève d’une évolution naturelle de la langue, constamment observée depuis le Moyen Âge (on trouve par exemple au Moyen Âge « inventeure », « chirurgienne », « commandante » — ou, plus souvent, des substantifs féminisés par l’intermédiaire du suffixe « -esse », comme dans « venderesse », « mairesse », « chanteresse » ou « devineresse »). Ce phénomène s’est amplifié au XIXe siècle, avec l’avènement de l’âge industriel ; il s’est accéléré depuis le début du XXe siècle, où les progrès de l’instruction mais aussi les nécessités sociales liées au premier conflit mondial ont amené les femmes à exercer des activités jusqu’alors réservées aux hommes. Et la tendance à la féminisation s’est accentuée dans une proportion importante au cours de la dernière décennie, comme le révèle la consultation des bases de données auxquelles la commission a eu accès. Que l’usage n’ait pas encore intégré ces évolutions révèle incontestablement un décalage entre la langue et les mœurs.
On se gardera d’oublier qu’un certain nombre de formes féminines ont été rapidement abandonnées par l’usage : ainsi le terme « peintresse », employé dès le XIIIe siècle au sens d’« épouse d’un peintre », et qui désigne du XVIe au XVIIIe siècle une femme qui s’adonne à la peinture (avec une éclipse au XVIIe siècle, où l’on disait plutôt : « la peintre »), n’est plus usité au XIXe siècle. Bien d’autres vocables connaissent une durée de vie encore plus courte (ainsi « chirurgienne », ou encore « autrice », employé lui aussi du XVIe au XIXe siècle, où il est supplanté par « autoresse », dont l’emploi n’est pas parvenu à s’enraciner).
Il serait simplificateur de dire que les noms de métiers se sont toujours féminisés librement, en particulier au temps des corporations. Mais à partir de leur abrogation en 1791 par le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, il en fut ainsi, comme l’attestent les différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie française — la huitième édition (1932-1935) a donné entrée à un grand nombre de formes féminines ; dans la neuvième édition (en cours de publication) figurent par centaines des formes féminines correspondant à des noms de métiers. Ces mots sont entrés naturellement dans l’usage et l’Académie les a enregistrés pourvu qu’ils soient bien formés et que leur emploi se soit imposé. Le nombre d’entrées comportant une forme féminine dans les dernières éditions du Dictionnaire atteste cette sûreté de l’usage, qui féminise aisément les métiers. Les métiers manuels, où les femmes étaient nombreuses au XIXe siècle parce que la promotion sociale par l’instruction publique leur était refusée, sont féminisés depuis très longtemps. De nos jours cette féminisation s’effectue d’elle-même, tant dans le secteur privé que dans le secteur public où l’usage l’a déjà consacrée dans la quasi-totalité des cas, même si quelques termes, pour lesquels la recherche de solutions doit être poursuivie, soulèvent une difficulté. Presque toutes les appellations professionnelles employées possèdent déjà un féminin reconnu par les dictionnaires.
Mais l’usage est une réalité complexe : certains points de résistance doivent être pris en compte. Les raisons qui, en certains cas, s’opposent à la féminisation ne peuvent être a priori considérées comme irrecevables. Les écueils sont souvent d’ordre pratique — des solutions peuvent alors être envisagées pour parvenir à une féminisation respectueuse des règles fondamentales de la langue —, mais parfois aussi d’ordre psychologique, et il convient de prendre toute la mesure des résistances à l’emploi de certaines formes particulières.
S’agissant des noms de métiers, l’Académie considère que toutes les évolutions visant à faire reconnaître dans la langue la place aujourd’hui reconnue aux femmes dans la société peuvent être envisagées, pour peu qu’elles ne contreviennent pas aux règles élémentaires et fondamentales de la langue, en particulier aux règles morphologiques qui président à la création des formes féminines dérivées des substantifs masculins. Ces contraintes sont objectives, et il convient de rappeler que les formes féminines auxquelles on peut légitimement recourir doivent être conformes aux modes ordinaires d’expression et de formation propres au français, dans la mesure où ces règles fondamentales ordonnent et guident toutes ses évolutions. Il n’est pas loisible de s’en affranchir, au risque de bouleverser le système de la langue.
La mission de l’Académie française n’est pas de dresser une liste exhaustive des noms de métiers et de leur féminisation inscrite dans l’usage ou souhaitable. Ce serait une tâche insurmontable dans la mesure où les noms de métiers sont très nombreux et où nous traversons par ailleurs une période de transition sociale et d’évolution des usages. Or il convient de laisser aux pratiques qui assurent la vitalité de la langue le soin de trancher : elles seules peuvent conférer à des appellations nouvelles la légitimité dont elles manquaient à l’origine.
L’Académie se gardera donc d’édicter des règles de féminisation des noms de métiers : se fondant sur l’usage, qui décidera et tranchera en dernier ressort, elle indiquera les limites dans lesquelles peuvent être envisagées les formes que prendra cette adaptation légitime de la langue aux mutations de la société, sans chercher à embrasser dans des considérations trop générales l’infinie diversité des situations et des cas.
L’Académie française peut, en revanche, recenser utilement les difficultés rencontrées, qui expliquent les hésitations, voire les résistances de l’usage.
La langue française connaît de nombreuses formes de féminisation des noms de métiers, héritées souvent du latin ou de l’italien, parfois de l’anglais. Il n’est pas inutile de relever les plus courantes de ces formes. La première consiste sans doute à marquer le féminin par l’article, éventuellement l’adjectif ou le verbe tout en gardant la même forme au masculin comme au féminin. C’est le cas pour « architecte », « artiste », « juge », « secrétaire », « comptable », « garde », « gendarme », « diplomate ». Les noms de métiers (ou même de fonctions, tels que « ministre », « maire », ou les titres, comme « maître ») se terminant par un « e » muet se prêtent assez naturellement à cette forme, même s’il existe un usage ancien consistant à féminiser le nom de manière plus marquée (« mairesse », « maîtresse », « poétesse » illustrent cet usage). Il en va de même pour les substantifs dont le masculin se termine par « o » (« une dactylo », « une imprésario », « une soprano »).
Il n’est évidemment pas question de modifier d’une quelconque manière les usages existants, dont certains ont tendance à tomber en désuétude, mais de déterminer de quelle manière et dans quelles conditions il est possible d’en créer de nouveaux.
Il existe de nombreuses formes de féminisation marquée : « -er/-ère », « -ier/-ière », « -ien/-ienne », « -in/-ine », « -teur/-trice », etc. Dans le cas où le nom masculin est terminé par une consonne, l’adjonction d’un « e » final est aujourd’hui usuelle : « une artisane », « une experte », « une croupière », « une principale », « une plantonne », « une maçonne », « une mécanicienne », « une jardinière », « une cheminote », sauf dans quelques cas particuliers, dont le nombre reste limité (« une mannequin », « une médecin » ou « une femme médecin », « une femme marin », « une femme matelot » ou « camelot »…).
La forme la plus courante, et non la moins difficile à féminiser est celle des noms de métiers, très nombreux, se terminant par « -eur », qui peuvent ou ont pu se féminiser en « -euse », « -esse » ou « -eresse », « -eure », ou encore par le recours à la forme masculine accompagnée par l’article, l’adjectif, le pronom ou le verbe au féminin.
Deux formes de féminisation des noms en « -eur » semblent entrer en compétition : la forme en « -euse », plus ancienne et dont l’usage reste attesté dans un grand nombre de cas, et la forme en « -eure », qui est devenue très courante aujourd’hui. La règle est simple : la déclinaison en « -euse » s’opère lorsqu’un verbe correspond au nom (on a ainsi « une carreleuse », « une contrôleuse », « une entraîneuse », tirés des verbes « carreler », « contrôler », « entraîner ») ; dans le cas contraire, l’usage s’en tenait jusqu’à une date récente à la forme masculine (« une docteur » ou « une femme docteur », « une proviseur »). On observe que l’absence de déclinaison au féminin laisse de plus en plus souvent la place à une forme en « -eure ». Cette terminaison est commode à forger et n’est pas perceptible à l’oreille : du point de vue de la morphologie et de l’étymologie, un nombre assez réduit de cas soulèvent une difficulté. Si l’emploi du suffixe « -eure » peut parfois entrer en compétition avec le seul emploi de l’article (défini ou indéfini), il apparaît toutefois que cette forme de féminisation est particulièrement répandue dans le cas des métiers exercés dans une large proportion par les femmes : il en va ainsi pour le féminin « professeure ». « La professeur » (l’apocope familière « la prof » est très ancienne) présente un caractère quelque peu restrictif, même s’il n’y a pas lieu de s’interdire cette possibilité offerte par la langue.
L’emploi de ces formes en « -eure », qui fait débat, et cristallise certaines oppositions au mouvement naturel de la féminisation de la langue, ne constitue pas une menace pour la structure de la langue ni un enjeu véritable du point de vue de l’euphonie, à condition toutefois que le « e » muet final ne soit pas prononcé. L’usage est en train de se former : cette forme de féminisation s’appliquera-t-elle à tous les substantifs en « -eur » qui n’ont pas de féminin ? Il n’entre pas dans la mission de l’Académie d’anticiper sur les évolutions en cours, et qui ne manqueront pas de se poursuivre en fonction des transformations de la société et des mœurs.
Les formes féminines en « -esse » correspondent à un mode ancien de féminisation, très marqué et regardé de ce fait aujourd’hui comme porteur d’une discrimination. Assez largement usité par le passé, notamment après le premier conflit mondial, où il traduisait l’accès des femmes à certaines professions du fait des progrès de l’instruction et des besoins liés à l’économie de guerre, il n’est plus productif depuis près d’un demi-siècle. Les juridictions recourent encore aux termes « demanderesse » ou « défenderesse », « bailleresse » est encore en usage, mais « doctoresse », « notairesse », tout comme « mairesse », sont en train de disparaître (« docteure » a supplanté « doctoresse »). Dans la plupart des cas, ces formes féminines se sont imposées dans le passé parce qu’elles présentaient l’avantage d’être perceptibles à l’oreille, mais aujourd’hui elles tendent à être supplantées par des formes plus simples, sans doute parce qu’elles constituent une marque jugée excessive du sexe féminin ou revêtent une nuance dépréciative.
Si le nom se termine en « -teur », le féminin est ordinairement marqué par la forme « -teuse » quand il existe un verbe correspondant (« une acheteuse », « une rapporteuse », « une toiletteuse ») ou par la forme « -trice » en l’absence de verbe ou quand le verbe ne comporte pas de « t » dans sa terminaison (on aura ainsi « une apparitrice », « une rédactrice »).
Un cas épineux est celui de la forme féminine du substantif « auteur ». Il existe ou il a existé des formes concurrentes, telles que « authoresse » ou « autoresse », « autrice » (assez faiblement usité) et plus souvent aujourd’hui « auteure ». On observera que l’on parle couramment de « créatrice » et de « réalisatrice » : or la notion d’« auteur » n’est pas moins abstraite que celle de « créateur » ou de « réalisateur ». « Autrice », dont la formation est plus satisfaisante, n’est pas complètement sorti de l’usage, et semble même connaître une certaine faveur, notamment dans le monde universitaire, assez rétif à adopter la forme « auteure ». Mais dans ce cas, le caractère tout à fait spécifique de la notion, qui enveloppe une grande part d’abstraction, peut justifier le maintien de la forme masculine, comme c’est le cas pour « poète » voire pour « médecin ». L’étude de ce cas illustre l’ancrage dans la langue des formes anciennes en « -trice », ce mode de féminisation ayant toujours la faveur de l’usage.
Par ailleurs, s’agissant du féminin du substantif « écrivain », on constate que la forme « écrivaine » se répand dans l’usage sans pour autant s’imposer.
Une véritable difficulté apparaît avec la forme féminine du mot « chef » : le cas mérite qu’on s’y arrête, ce mot étant employé dans de nombreuses locutions, telles que « chef de chantier », « chef d’équipe », « chef de rayon », « chef de gare », « chef de rang » (dans la grande restauration), « chef de bureau », « chef de cabinet », « chef d’orchestre ». Ce mot a donné lieu à la création de formes féminines très diverses : (la) « chef », « chèfe », et même « chève » (comme « brève »), « cheffesse » (ancien), sans omettre « cheftaine ». Ce cas est révélateur : le métier pose en lui-même le problème de sa dénomination, et le féminin ne se forme pas naturellement. La forme « cheffe » semble avoir aujourd’hui, dans une certaine mesure, la faveur de l’usage. Si l’on ne peut soutenir que cette forme appartient au « bon usage » de la langue, il paraît également difficile de la proscrire tout à fait étant donné le nombre d’occurrences rencontrées dans les sources que la commission a pu consulter.
L’étude du mot « chef » conduit à un constat : la langue française a tendance à féminiser faiblement ou pas les noms des métiers (la remarque peut être étendue aux noms de fonctions) placés au sommet de l’échelle sociale. L’usage fait une différence entre les métiers les plus courants et les degrés supérieurs de la hiérarchie professionnelle, qui offrent une certaine résistance à la féminisation. Cette résistance augmente indéniablement au fur et à mesure que l’on s’élève dans cette hiérarchie.
Une difficulté d’une autre nature apparaît avec le mot « agent », qui ne connaissait pas de féminin jusqu’à ces dernières années : si la forme « agente » commence à s’implanter dans l’usage (en particulier dans la fonction publique), son emploi rencontre parfois une résistance de la part des femmes auxquelles il pourrait s’appliquer.
Quant aux règles syntaxiques, elles conseillent d’accorder systématiquement les adjectifs et participes avec le substantif (« une conseillère principale », « une contrôleuse adjointe », « une directrice générale », etc.).
La commission a fait le choix de ne pas méconnaître les difficultés pratiques auxquelles se heurte la féminisation et s’est efforcée de les recenser sans prétendre à une quelconque exhaustivité, en vue d’indiquer les voies pouvant être suivies pour faciliter une évolution harmonieuse de l’usage qui soit respectueuse des règles fondamentales de la langue.
L’Académie constate les évolutions en cours, qu’il lui revient d’encadrer et le cas échéant d’orienter, sans chercher pour autant à les freiner ou à les devancer. Elle refuse toute tentative pour forcer l’usage, qui risquerait d’introduire des formes mal reçues du public.
La commission tient à rappeler que, dans ses prises de position antérieures, l’Académie n’a cessé d’en appeler à la liberté de l’usage : l’imposition de normes rigides en matière de féminisation méconnaît en effet le souhait exprimé par certaines femmes de conserver les appellations masculines pour désigner la profession qu’elles exercent.
 
IV – Les noms de fonctions, titres et grades  
Comme dans le cas des noms de métiers, la langue doit transcrire fidèlement l’exercice par les femmes des fonctions et des charges auxquelles pendant longtemps elles n’ont pas eu accès.
S’agissant de ces noms, les ambivalences de l’usage actuellement observées justifient pleinement le refus de toute approche dogmatique, qui constitue le principe directeur adopté par la commission dans ses travaux : l’imposition de schémas théoriques ou l’édiction de normes abstraites s’avèrent en effet inopérantes, dans la mesure où l’usage ne privilégie pas actuellement une solution unique. Ce dernier explore en réalité diverses possibilités, qui peuvent temporairement entrer en concurrence, et sur lesquelles il revient précisément à l’Académie de se prononcer, conformément au « bon usage » de la langue.
S’il importe de constater la diversité des évolutions en cours, afin de les encadrer et, le cas échéant, de les orienter, voire de les redresser, l’Académie ne s’est jamais donné pour mission de chercher à freiner ou à devancer celles-ci : elle enregistrera le moment venu dans son Dictionnaire les formes qui auront reçu la sanction de l’usage, sous réserve qu’elles soient de formation correcte et aient de ce fait cours légal dans la langue.
Une première remarque s’impose.
L’usage a longtemps distingué le fait d’exercer une activité professionnelle et celui d’être investi d’une fonction ou d’une charge, d’être titulaire d’un grade ou de porter un titre. On ne retiendra pas ici le sens très général de « titre », qui désigne par extension le titulaire d’une récompense (on parle ainsi du « titre de champion du monde ») ; on ne s’intéressera pas davantage aux titres de noblesse, hérités de l’Ancien Régime ou de l’Empire, ni aux titres de courtoisie conférés par certaines associations ou confréries, qui obéissent à des règles particulières de féminisation.
Dans la sphère publique, on a soutenu que, contrairement au métier, inséparable des qualités singulières de celui qui l’exerce, généralement au terme d’un apprentissage et d’une formation spécifiques, une fonction (et tout spécialement s’il s’agit d’un mandat public) est distincte de son titulaire, et indifférente à son sexe — elle est impersonnelle car elle ne renvoie pas à une identité singulière, mais à un rôle social, temporaire et amissible, auquel tout individu peut, en droit, accéder. Dans le rapport qu’elle a remis au Premier ministre en octobre 1998, la Commission générale de terminologie et de néologie (COGETERM) avait insisté sur la distance qui existe entre la fonction et l’individu qui l’exerce, et qui tient au caractère abstrait, général, permanent et impersonnel de celle-ci — une fonction n’appartient pas à l’intéressé : elle définit une charge dont il s’acquitte, un rôle social qu’il assume, une mission qu’il accomplit. On n’est pas sa fonction : on l’occupe. L’identification entre ce qu’est le titulaire d’une fonction et ce qu’il fait n’est jamais entière, dans la mesure où la personne en charge d’un mandat représente autre chose qu’elle-même. Un grade correspond de la même manière à un degré d’une hiérarchie : distinct de son détenteur (qui peut, sous certaines conditions, être dégradé), il est défini dans un statut et existe indépendamment de celui qui l’acquiert. Il est par ailleurs aisé, dans la plupart des cas, de distinguer la fonction du métier ou du grade : « professeur (de français, de mathématiques, de langues…) » est un métier, « agrégé de l’Université » est un grade, conféré par la réussite à un concours, et que l’on conserve même si l’on quitte la fonction publique ; « préfet » est un grade, « préfet de la région Normandie » est une fonction temporaire (la perdre n’implique pas l’exclusion du cadre préfectoral) ; « auditeur (au Conseil d’État) » est un grade, « rapporteur » est une fonction. Il faut enfin rapprocher les grades des titres, en particulier des désignations honorifiques exprimant une distinction de rang (il en va ainsi pour les degrés de la hiérarchie des ordres nationaux, qui confèrent à leurs titulaires un grade ou une dignité marqués par le port d’un insigne).
Cette distance entre la fonction, le grade ou le titre et son détenteur a été soulignée au moment où les femmes eurent accès à des fonctions jusque-là occupées par les hommes. Elle ne constitue pas pour autant un obstacle dirimant à la féminisation des substantifs servant à les désigner. Mais elle peut expliquer en partie les réserves ou les réticences observées dans l’usage.
Certes, il est loisible de constater que, dans le langage général, les noms de fonctions se féminisent aussi aisément et aussi librement que les noms de métiers. Ce constat vaut également pour toutes les désignations des fonctions ou mandats publics, pour lesquels l’Académie peut inviter largement à recourir à des formes féminines bien implantées dans l’usage, sans dommage pour la langue. Mais, même quand l’emploi des formes féminines s’est imposé à l’écrit, sa généralisation à l’oral n’est pas toujours systématique, ce qui donne alors la mesure de l’ancrage des nouvelles dénominations et invite à une grande souplesse d’utilisation : une application systématique et rigide de la féminisation peut constituer en fait un obstacle à son acceptation par la société, faute d’une prise en compte des réserves de l’usage à l’égard de certaines innovations.
L’usage ne s’y est pas trompé, qui hésite à étendre la féminisation à un certain nombre de fonctions — et c’est également en ce domaine que la résistance du corps social à toute tentative autoritaire de diriger les évolutions de la langue est la plus forte. Aucune contrainte imposée au langage ne suffirait à changer les pratiques sociales : forcer une évolution linguistique ne permet pas d’accélérer une mutation sociale.
Plus encore que pour les noms de métiers, il n’existe pas de normes spécifiques et générales applicables aux appellations féminines — il convient donc de déterminer avec souplesse et pragmatisme ce que permettent la grammaire et l’usage. Cette réalité impose de reconnaître qu’aucune pratique uniforme ne saurait imposer la généralisation de la féminisation.
Il convient en outre d’évaluer les conséquences juridiques de la féminisation. Sous l’angle juridique, il importe en effet de distinguer ce qui relève de l’appellation proprement dite, pour laquelle les femmes peuvent légitimement souhaiter infléchir l’usage dans le sens de la féminisation, selon des modalités qui restent à préciser, et ce qui relève de la dénomination des fonctions, des grades et des titres dans les textes juridiques, qui reste, elle, fortement contrainte par l’exigence de cohérence des normes et de respect des principes qui fondent nos institutions.
C’est pour les fonctions placées au sommet de la hiérarchie que, comme pour les noms de métiers, se posent un certain nombre de questions et qu’apparaissent certaines difficultés. Il est indéniable que la langue a jusqu’à présent marqué une certaine réserve à féminiser les appellations correspondant aux fonctions supérieures de la sphère publique. Il ne revient pas à l’Académie française de chercher une explication théorique à ce fait de langue, mais il est clair que la situation est dans ce cas très différente de ce qu’elle est pour les noms de métiers courants et pour les noms de fonctions subalternes et médianes. Ce qui est en jeu est la nature même de ces fonctions : il existe bel et bien un type de fonctions pour lequel la désignation ne traduit pas de façon automatique le sexe de leur détenteur. Ainsi le mot « ambassadrice » est employé depuis la fin du XVIe siècle pour désigner l’épouse d’un ambassadeur. Or cette appellation marque la reconnaissance d’un statut social spécifique : c’est pourquoi les femmes placées à la tête d’une mission diplomatique ne souhaitent pas nécessairement de nos jours être désignées par la forme fléchie du substantif « ambassadeur ». Les fonctions d’ambassadeur revêtent un caractère d’autorité et de prestige tel que l’usage ne s’oriente pas de façon unanime vers le recours à une forme féminine, qui renvoie à une autre réalité. Il convient d’observer sur ce point la grande variété des usages ayant cours dans les pays francophones, où la tendance générale porte à une libre féminisation du titre. Ce constat pourrait être étendu à un certain nombre de cas, marqués par la même indécision de l’usage.
Longtemps, les formes féminines correspondant à certaines fonctions exercées exclusivement par les hommes ont marqué la reconnaissance du statut social accordé aux femmes en tant qu’épouses. L’accès des femmes à ces fonctions a largement contribué à lever l’ambiguïté — il convient d’observer que la langue s’en accommode par ailleurs aisément : ainsi les mots « reine » ou « impératrice » désignent tantôt l’épouse d’un souverain régnant, tantôt celle qui détient par elle-même le pouvoir royal ou impérial. Cet usage de la « conjugalité », qui rapporte la dénomination féminine à l’épouse du titulaire d’une fonction, d’un mandat ou d’une charge, est tombé en désuétude. Les seules ambiguïtés qui subsistent sont limitées à une sphère sociale très étroite — celle des plus hautes fonctions —, et sont sans doute transitoires, tant il est devenu habituel que les femmes aient une situation sociale autre que celle qui tient au métier ou à la fonction de leur mari. Les formes féminisées peuvent donc aisément désigner les fonctions réelles des femmes qui les remplissent, et les évolutions récentes de l’usage, à quelques réserves près, traduisent nettement la tendance générale qui porte à une féminisation des noms de fonctions, titres ou grades dès lors que les contraintes internes de la langue n’y font pas obstacle.
Les pratiques sont toutefois inégales selon les administrations ou les domaines de la sphère publique : les grands corps de l’État (inspection générale des finances, inspection générale de l’Administration, corps diplomatique et corps préfectoral) et les plus hautes juridictions (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour des comptes, Cour de cassation) sont dans l’ensemble engagés dans une libre féminisation des titres, grades et fonctions. Dans la plupart des cas, les appellations employées au masculin s’y prêtent aisément : « inspectrice » est de longue date implanté dans l’usage ; il en va de même d’« auditrice », de « conseillère » (mais on parlera de « conseillère maître » à la Cour des comptes…) — en revanche « maître des requêtes » (au Conseil d’État) ne se féminise pas, alors que « maîtresse de conférences » s’est imposé à l’Université.
On ne peut toutefois que constater la réticence de l’usage dans certains corps de l’État : il ne saurait être question d’imposer des formes féminines contre le vœu des personnes intéressées. Il en va de même pour les grades ou dignités dans les ordres nationaux ou ministériels : si le Journal officiel recourt à des formes telles que « chevalière », « officière » ou « commandeure », celles-ci ne sont pas pour autant reçues dans l’usage. Et les femmes membres du barreau répugnent encore très largement à être appelées « avocates », bien que cette forme soit reçue de longue date dans l’usage courant et ait été enregistrée par tous les dictionnaires (elle est attestée pour la première fois au XIIIe siècle et est introduite, au sens moderne, dans la 8e édition du Dictionnaire de l’Académie). Le même constat pourrait a fortiori être dressé pour le terme « bâtonnier ». Dans le domaine de la justice, la féminisation semble pourtant passée aujourd’hui dans l’usage, bien qu’aucune féminisation systématique ne se constate encore chez les notaires, les huissiers de justice, les experts près les tribunaux ou les commissaires-priseurs — les formes féminines rencontrant les mêmes résistances que le terme « avocate ».
La Cour de cassation a exprimé le souhait de se conformer aux recommandations de l’Académie française en matière de féminisation des noms de fonctions et titres en usage dans les juridictions françaises. Or on observe encore quelques hésitations de l’usage : pour désigner une femme exerçant la fonction d’avocat général, le recours à la forme féminine (« avocate générale ») n’est pas systématique, l’emploi du masculin subsistant bien souvent dans l’usage courant. La même réserve vaut pour certaines formes auxquelles l’oreille n’est pas accoutumée (ainsi le féminin « substitute » semble rarement employé).
Dans les armées, la féminisation s’est opérée progressivement, à mesure que les femmes accédaient aux échelons les plus élevés de la hiérarchie, sans que cette évolution suscite de réserves, la plupart des appellations de grades pouvant être fléchies aisément (qu’il s’agisse de la « caporale », de la « sergente » ou de l’« adjudante », de la « lieutenante », comme de la « lieutenante-colonelle », de la « capitaine », de la « commandante », pour ne rien dire de la « colonelle » ou de la « générale », termes anciens établis depuis plusieurs siècles dans l’usage pour désigner l’épouse du titulaire du grade, ou même de l’« amirale », forme féminine d’abord employée adjectivement dans « galère amirale »). En revanche, l’emploi du mot « chef » (« chef d’escadron » ou « d’escadrons », « chef de bataillon ») suscite les mêmes difficultés que pour les noms de métiers. En composition, « chef » est pris adverbialement (il signifie proprement : « en chef ») et reste de ce fait invariable (on a ainsi « caporale-chef » et non « -cheffe », « sergente-chef » et « adjudante-chef »). Au grade de « major » ne correspond aucune forme féminine. On emploiera en revanche sans réserve « infirmière major » ou « adjudante-major », où « major » prend la même valeur adverbiale que « chef ». L’usage reste indécis pour le féminin de « médecin-chef » ; dans la marine, « quartier-maître », « premier maître » et « maître principal » semblent toujours usités pour désigner les femmes titulaires de ces grades. Ces limites observées à la féminisation rappellent que la langue n’est pas un outil qui se modèle au gré des désirs de chacun, mais bien une réalité soustraite à toute tentative de modification autoritaire, qui a sa vie propre et ses rythmes d’évolution spécifiques. On observera que certaines fonctions militaires anciennes n’ont pas appelé de féminin. Il en est ainsi de « grenadier », de « lancier », de « carabinier », de « cuirassier » ou encore de « hussard ». À l’inverse, on ne cherchera pas à donner un masculin aux fonctions militaires que l’usage a désignées au féminin, comme « recrue », « sentinelle », « vigie », « ordonnance » ou « garde », dans la locution « garde française ».
En revanche au sommet de l’État, et pour ce qui regarde plus particulièrement les charges confiées aux membres du gouvernement, la féminisation s’opère usuellement sans contrainte, les mots « ministre » et « secrétaire (d’État) » ne soulevant pas de difficulté particulière — l’article suffit à leur conférer la marque du féminin. On peut également supposer que « Première ministre » s’imposerait aussi aisément en français que « chancelière », pour désigner la femme placée à la tête du gouvernement de la République fédérale d’Allemagne (et ce, alors même que la première femme à avoir été appelée, dans notre pays, à diriger le gouvernement avait préféré s’en tenir à la forme masculine, seule à même de marquer, à ses yeux, le degré d’élévation de cette charge). Et si les Français décidaient de porter une femme à la présidence de la République, on voit mal quelle raison pourrait s’opposer à l’emploi de la forme féminine « présidente », attestée dès le XVe siècle et désignant l’épouse d’un président depuis le XVIIe siècle, avant d’être couramment employée au XXe siècle comme appellation des femmes exerçant elles-mêmes la présidence d’un organisme ou d’une institution. Dans le cas de la charge suprême qui est celle du chef de l’État, l’unité de la personne et de la fonction est totale, en raison de l’autorité inhérente à l’exercice du pouvoir que son détenteur incarne en quelque sorte pendant toute la durée de son mandat.
Si la facilité avec laquelle les formes féminines désignant les fonctions situées au sommet de la hiérarchie parviennent à s’imposer permet de prendre la mesure des évolutions de l’usage au cours des vingt dernières années, il n’en reste pas moins que, dès lors que certaines femmes exerçant des fonctions longtemps et, aujourd’hui encore, souvent tenues par des hommes, expriment leur préférence à être désignées dans leur fonction au masculin, aucune raison n’interdit de déférer à ce souhait.
Face à de telles mutations, l’Académie française doit tenir compte des modifications et des innovations qu’elle constate, en soulignant que, dans bon nombre de cas, l’usage est encore loin d’être fixé et qu’il continuera d’évoluer. « Greffier de l’usage », mais aussi « gardienne du bon usage de la langue », il lui revient, dans une période marquée par l’instabilité linguistique que déplorent bon nombre de nos concitoyens — certains souhaitent accélérer ces évolutions, d’autres les freiner ou en limiter la portée —, de rappeler qu’elles ne peuvent être envisagées que dans le respect des règles fondamentales de la langue et selon l’esprit du droit français.
Académie française, 1er mars 2019
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