Dire, Ne pas dire
Dire, Ne pas dire • Bonheurs et surprises
(7/06/2021)

Plus c’est long, plus c’est facile

Au sujet des difficultés de la lexicographie, le préfacier de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française notait déjà ceci : « […] Il est bien plus aisé, […] de definir le mot de Telescope, qui est une Lunette à voir de loin, que de definir le mot de Voir. » Environ trois siècles plus tard, le regretté Alain Rey écrivait peu ou prou la même chose dans la préface d’une édition du Petit Robert quand il y signalait qu’il était plus aisé de définir le nom ophicléide que l’article défini.
On admettra facilement qu’un des critères objectifs pour rendre compte de la difficulté attachée à la définition d’un mot est le nombre de lignes nécessaires pour en venir à bout. L’observation de notre Dictionnaire pourrait alors presque nous amener à formuler cette règle : « Plus un mot est court, plus il est difficile à définir », d’où l’on déduira évidemment que « plus un mot est long, plus il est facile de le définir ». En voici une preuve : le mot le plus long de notre langue, le fameux anticonstitutionnellement, est défini dans cet ouvrage en une demi-ligne, tandis que le plus court, à, en occupe cent quarante-neuf. Il en va de même à l’intérieur de chaque catégorie de mots. Voyons les verbes : il en est quelques-uns qui comptent jusqu’à six syllabes orales, comme déculpabiliser, défini en une demi-ligne, ou anathématiser, qui l’est en une ligne et demie. Tandis que des verbes qui ne comptent qu’une syllabe orale, comme être ou prendre, s’étalent, eux, sur plusieurs pages.
Quelles peuvent donc être les raisons de ces écarts ? Les mots les plus anciens de notre langue sont, dans l’immense majorité des cas, des noms issus du latin ou de formes latinisées du vieil allemand ou du celte. En passant de bouche en bouche, ils se sont usés, comme les pièces de monnaie s’usent en passant de main en main. Ainsi, du nom latin de cinq syllabes dormitorium avons-nous fait un nom français de deux syllabes, « dortoir ». Ces mots ont aussi eu plus de temps que des mots entrés récemment dans notre langue pour évoluer sémantiquement et se charger, au fil des siècles, de sens nouveaux. De plus, les mots les plus longs sont composés de plusieurs radicaux, comme hippopotame (formé à l’aide de hippos, « cheval », et de potamos, « fleuve »), ou comptent de nombreux affixes, comme allongement ou approvisionner, autant d’éléments qui viennent restreindre le nombre des significations virtuelles de ces mots.
Dans Le Rhin, Victor Hugo montre d’ailleurs comment un mot très court peut être chargé de mille sens et objet de mille interprétations. Il s’amuse à gloser le Ah ! prononcé par le propriétaire d’une auberge qui espérait l’avoir comme client : « Ah ! reprit l’homme ». Hugo dévoile les trésors cachés dans cette interjection :
« Que de choses il peut y avoir dans un ah ! Je n’oublierai jamais celui-là. Il y avait de la surprise, de la colère, du mépris, de l’indignation, de la raillerie, de l’ironie, de la pitié, un regret profond et légitime de mes thalers et de mes silbergrossen, et, en somme, une certaine nuance de haine. Ce ah ! voulait dire : qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? Avec quel sac de nuit me suis-je fourvoyé ? Cela va à Worms ! Qu’est-ce que cela va faire à Worms ? Quelque intrigant ! Quelque banqueroutier qui se cache ! donnez-vous donc la peine de bâtir une auberge sur les bords du Rhin pour de pareils voyageurs ! cet homme me frustre. Aller à Worms, c’est stupide ! il eût bien dépensé chez moi dix francs de France ; il me les doit ! C’est un voleur. Est-il bien sûr qu’il ait le droit d’aller ailleurs ? Mais c’est abominable, cela ! Et dire que je me suis commis jusqu’à lui porter ses effets ! Un mauvais sac de nuit ! Voilà un beau voyageur, qui n’a qu’un sac de nuit ! Quelles guenilles y a-t-il là-dedans ? A-t-il une chemise seulement ? Au fait, il est visible que ce Français n’a pas le sou. Il s’en serait probablement allé sans payer. Quels aventuriers on peut rencontrer cependant ! à quoi est-on exposé ! Je devrais peut-être offrir celui-ci à la maréchaussée. Mais, bah, il faut en avoir pitié. Qu’il aille où il voudra. À Worms, au diable ! Je fais aussi bien de le planter là, au beau milieu de la route, avec sa sacoche !
Ô mon ami ! Avez-vous remarqué comme il y a de grands discours qui sont vides et des monosyllabes qui sont pleins ? Tout cela dit dans cet ah ! »
Ajoutons que, comme notre auteur procède par oppositions et parallélismes, il glosera pareillement le Oh ! dans pauvre hère, ravi d’avoir ce client qu’il n’espérait plus.
■ Voir dans le dictionnaire : LexicographieMot
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